© Alizée Gau
Jeudi matin, onze heures et des poussières
Je viens de rater de justesse l’autocar qui, depuis la gare routière de Banja Luka, devait me permettre de traverser la Bosnie pour rejoindre Mostar. Un coupable ? Je pense au chauffeur de taxi qui s’est trompé de gare, mais sa grande gentillesse tout au long de la course m’empêche de pester bien longtemps contre lui. J’ai fait l’erreur de partie en retard, et ce genre de confusion est courante dans un pays où le voyageur s’exprime en langage de signes. La guichetière m’indique le prochain départ pour treize heures. J’achète mon billet et pousse ma déception sur le bitume craquelé de la gare déserte. Un peu désorientée, j’achète des clémentines dans la première boutique venue et en pèle quelques-unes sur un banc. Pour la première fois depuis mon arrivée à Banja Luka, le pâle soleil de novembre fait son apparition.
Un léger sentiment de vertige me traverse en songeant à ce que je pourrais être en train de faire en ce moment même, si d’aventure j’étais restée en France. Je ne suis en Bosnie que depuis deux jours, et mieux vaut éviter ce genre de questionnement existentiel pour l’instant. Je me relève et, traînant derrière moi ma valise, pars en quête d’un bar où tuer le temps. Je dépasse plusieurs devantures impersonnelles dignes de tout parvis de gare, hésite devant l’une d’elles, avant de reconnaître la guinguette improbable près de laquelle j’ai attendue quelques minutes, le soir de mon arrivée en ville. L’endroit brillait alors comme un phare improbable au milieu de cette mer de béton illuminée par de rares lampadaires, et des buveurs attablés semblaient y passer du bon temps, dans une atmosphère de bout du monde.
Nous sommes cette fois en fin de matinée et je pousse la porte. La pièce est minuscule, une banquette craquelée près d’un comptoir à gauche, quelques tables et des cageots de bouteilles vides empilés sur la droite. Une musique folklorique typique des Balkans tonne depuis le poste de radio, et un gros poile cabossé chauffe ces quelques mètres carrés misérables et chaleureux. Au centre, des bouteilles d’Orangina et de bières se tiennent compagnie dans une armoire réfrigérée. Deux jeunes buveurs matinaux regardent d’un air vague par la fenêtre dans les brumes de leurs cigarettes. L’un d’eux se lève et se dirige aussitôt vers moi avec empressement. Il bafouille quelques mots en anglais et m’aide sans besoin à porter ma valise jusqu’à la banquette, un mètre cinquante plus loin. L’aubergiste, petite, menue, le visage buriné et tiré, a de grands yeux bleus en amandes qui semblent jaillir de son visage sous d’épais sourcils bruns. Elle se tient adossée au comptoir et nous regarde les bras croisés. Aidée de mon ami improvisé, je parviens à commander une boisson chaude.
Mes yeux se perdent quelques minutes dans les volutes de fumée blondies par la lumière du jour. Cet endroit semble appartenir à un autre temps, celui de la Yougoslavie. Un rayon de soleil chauffe le haut de ma nuque derrière la baie vitrée. Les deux jeunes buveurs terminent leur bière et leur cigarette puis s’en vont en me saluant d’un signe de la main. D’autres hommes vont en viennent, rarement plus de cinq minutes, des habitués semble-t-il qui échangent toujours quelques mots avec mon aubergiste. Nous nous regardons toutes deux avec un sourire intrigué, elle tentant d’échanger un ou deux mots de serbe, moi essayant tour à tour l’anglais, l’espagnol et le français, sans résultat. Elle enchaîne cigarette sur cigarette en regardant par la fenêtre. Elle aussi apprécie ce rayon de soleil impromptu. Elle porte sa main en visière et scrute la mer de béton, les bus solitaires qui vont et viennent, comme si elle attendait quelque chose.
Est-ce la beauté rude de ses traits, sa voix usée et roque perchée sur une silhouette frêle, ou son regard limpide dans ce lieu enfumé ? Aux premières secondes où je l’aie aperçue, l’envie de tirer son portrait m’a saisie. Comment lui en faire la demande ? Je décide d’attendre une vingtaine de minute, le temps de l’habituer à ma présence. Je pourrais simplement lui montrer mon appareil photo, et elle comprendrait. Mais je choisi de lui présenter quelques portraits réalisés par le passé, et l’invite à s’approcher en faisant défiler les photos sur mon ordinateur. Elle penche la tête et murmure : « Fotograf ? »
Enfin un mot que nous comprenons toutes deux ! Je secoue vigoureusement la tête. Usant du langage des signes, je lui propose enfin de la photographier. Elle hoche la tête, et voilà qu’elle accepte docilement de croiser les bras, s’adosser à un mur, faire un pas en avant, en arrière, de regarder par la fenêtre ou de fixer mon objectif. Sa mine d’abord amusée se fait grave. Quelques minutes passent, sur le fond d’une musique balkanique que nous n’entendons plus.
Un habitué fait soudain irruption dans la pièce. Il nous regarde quelques secondes, visiblement interloqué. Une enlaçade passionnée l’aurait-elle surpris davantage ? Le visage de l’aubergiste se referme avant de se tourner vers le nouveau venu. Les yeux de l’homme sont injectés de sang et il titube d’ivresse. L’aubergiste s’adresse à lui sévèrement, et en écoutant sa voix roque, je distingue à nouveau ce mot, « fotograf ». L’homme hoche la tête et part s’assoir dans un coin de la pièce en gardant le silence. Je me contente de prendre pour la forme quelques clichés supplémentaires, et montre à la femme son portrait sur l’écran digital de mon appareil photo. Elle a de nouveau ce regard amusé, mais je crois percevoir dans ses yeux un éclat de surprise. L’ivrogne silencieux depuis quelques minutes s’avance aussi vers nous, et demande à son tour à voir.
La séance est finie. Je retourne m’assoir et achève ce récit. Dans quelques minutes, mon bus entrera en gare, et je regagnerai le temps présent. Rater ce premier autocar, voilà sûrement la meilleure chose qui me soit arrivée aujourd’hui. Je ne parviendrai pas à récupérer une adresse, un courriel, pour faire parvenir au modèle son image. Il y a toujours dans mon carnet quelques lettres griffonnées à la hâte. Elles ont été inscrites par l’homme ive sur le papier que je tendais, mais je n’ai jamais réussi à les déchiffrer depuis-là.
Alizée Gau