Deux heures à tuer

serb© Alizée Gau

Jeudi matin, onze heures et des poussières

Je viens de rater de justesse l’autocar qui, depuis la gare routière de Banja Luka, devait me permettre de traverser la Bosnie pour rejoindre Mostar. Un coupable ? Je pense au chauffeur de taxi qui s’est trompé de gare, mais sa grande gentillesse tout au long de la course m’empêche de pester bien longtemps contre lui. J’ai fait l’erreur de partie en retard, et ce genre de confusion est courante dans un pays où le voyageur s’exprime en langage de signes. La guichetière m’indique le prochain départ pour treize heures. J’achète mon billet et pousse ma déception sur le bitume craquelé de la gare déserte. Un peu désorientée, j’achète des clémentines dans la première boutique venue et en pèle quelques-unes sur un banc. Pour la première fois depuis mon arrivée à Banja Luka, le pâle soleil de novembre fait son apparition.

Un léger sentiment de vertige me traverse en songeant à ce que je pourrais être en train de faire en ce moment même, si d’aventure j’étais restée en France. Je ne suis en Bosnie que depuis deux jours, et mieux vaut éviter ce genre de questionnement existentiel pour l’instant. Je me relève et, traînant derrière moi ma valise, pars en quête d’un bar où tuer le temps. Je dépasse plusieurs devantures impersonnelles dignes de tout parvis de gare, hésite devant l’une d’elles, avant de reconnaître la guinguette improbable près de laquelle j’ai attendue quelques minutes, le soir de mon arrivée en ville. L’endroit brillait alors comme un phare improbable au milieu de cette mer de béton illuminée par de rares lampadaires, et des buveurs attablés semblaient y passer du bon temps, dans une atmosphère de bout du monde.

Nous sommes cette fois en fin de matinée et je pousse la porte. La pièce est minuscule, une banquette craquelée près d’un comptoir à gauche, quelques tables et des cageots de bouteilles vides empilés sur la droite. Une musique folklorique typique des Balkans tonne depuis le poste de radio, et un gros poile cabossé chauffe ces quelques mètres carrés misérables et chaleureux. Au centre, des bouteilles d’Orangina et de bières se tiennent compagnie dans une armoire réfrigérée. Deux jeunes buveurs matinaux regardent d’un air vague par la fenêtre dans les brumes de leurs cigarettes. L’un d’eux se lève et se dirige aussitôt vers moi avec empressement. Il bafouille quelques mots en anglais et m’aide sans besoin à porter ma valise jusqu’à la banquette, un mètre cinquante plus loin. L’aubergiste, petite, menue, le visage buriné et tiré, a de grands yeux bleus en amandes qui semblent jaillir de son visage sous d’épais sourcils bruns. Elle se tient adossée au comptoir et nous regarde les bras croisés. Aidée de mon ami improvisé, je parviens à commander une boisson chaude.

Mes yeux se perdent quelques minutes dans les volutes de fumée blondies par la lumière du jour. Cet endroit semble appartenir à un autre temps, celui de la Yougoslavie. Un rayon de soleil chauffe le haut de ma nuque derrière la baie vitrée. Les deux jeunes buveurs terminent leur bière et leur cigarette puis s’en vont en me saluant d’un signe de la main. D’autres hommes vont en viennent, rarement plus de cinq minutes, des habitués semble-t-il qui échangent toujours quelques mots avec mon aubergiste. Nous nous regardons toutes deux avec un sourire intrigué, elle tentant d’échanger un ou deux mots de serbe, moi essayant tour à tour l’anglais, l’espagnol et le français, sans résultat. Elle enchaîne cigarette sur cigarette en regardant par la fenêtre. Elle aussi apprécie ce rayon de soleil impromptu. Elle porte sa main en visière et scrute la mer de béton, les bus solitaires qui vont et viennent, comme si elle attendait quelque chose.

Est-ce la beauté rude de ses traits, sa voix usée et roque perchée sur une silhouette frêle, ou son regard limpide dans ce lieu enfumé ? Aux premières secondes où je l’aie aperçue, l’envie de tirer son portrait m’a saisie. Comment lui en faire la demande ? Je décide d’attendre une vingtaine de minute, le temps de l’habituer à ma présence. Je pourrais simplement lui montrer mon appareil photo, et elle comprendrait. Mais je choisi de lui présenter quelques portraits réalisés par le passé, et l’invite à s’approcher en faisant défiler les photos sur mon ordinateur. Elle penche la tête et murmure : « Fotograf ? »

Enfin un mot que nous comprenons toutes deux ! Je secoue vigoureusement la tête. Usant du langage des signes, je lui propose enfin de la photographier. Elle hoche la tête, et voilà qu’elle accepte docilement de croiser les bras, s’adosser à un mur, faire un pas en avant, en arrière, de regarder par la fenêtre ou de fixer mon objectif. Sa mine d’abord amusée se fait grave. Quelques minutes passent, sur le fond d’une musique balkanique que nous n’entendons plus.

Un habitué fait soudain irruption dans la pièce. Il nous regarde quelques secondes, visiblement interloqué. Une enlaçade passionnée l’aurait-elle surpris davantage ? Le visage de l’aubergiste se referme avant de se tourner vers le nouveau venu. Les yeux de l’homme sont injectés de sang et il titube d’ivresse. L’aubergiste s’adresse à lui sévèrement, et en écoutant sa voix roque, je distingue à nouveau ce mot, « fotograf ». L’homme hoche la tête et part s’assoir dans un coin de la pièce en gardant le silence. Je me contente de prendre pour la forme quelques clichés supplémentaires, et montre à la femme son portrait sur l’écran digital de mon appareil photo. Elle a de nouveau ce regard amusé, mais je crois percevoir dans ses yeux un éclat de surprise. L’ivrogne silencieux depuis quelques minutes s’avance aussi vers nous, et demande à son tour à voir.

La séance est finie. Je retourne m’assoir et achève ce récit. Dans quelques minutes, mon bus entrera en gare, et je regagnerai le temps présent. Rater ce premier autocar, voilà sûrement la meilleure chose qui me soit arrivée aujourd’hui. Je ne parviendrai pas à récupérer une adresse, un courriel, pour faire parvenir au modèle son image. Il y a toujours dans mon carnet quelques lettres griffonnées à la hâte. Elles ont été inscrites par l’homme ive sur le papier que je tendais, mais je n’ai jamais réussi à les déchiffrer depuis-là.

Alizée Gau 

Plongée en eaux troubles

« La naissance et la mort sont comme des bulles sur leau » Râmakrishna

 

La piscine n’est pas trop bondée ce soir. Mais ne nous emballons pas, elle pourrait très bien se remplir d’ici une demi heure quand une nouvelle vague d’employés quittera le bureau. Je choisis une voie où la vitesse semble convenable. Des panneaux indiquent les différents niveaux mais ils sont rarement respectés. Je resserre ma queue de cheval, ajuste mes lunettes bleues et saute dans l’eau tiède. Mon schéma de natation ne change jamais : deux longueurs de brasse, deux longueurs de crawl, et ainsi de suite jusqu’à avoir accompli deux kilomètres. La routine débute toujours avec la brasse pour me mettre en jambe. Toutes les vingt longueurs, c’est-à-dire tous les 500 mètres, je m’accorde une petite pause de quelques minutes pour boire et souffler. Ça permet d’éviter les crampes. Seule la durée de la séance varie légèrement en fonction de mon état physique, mais je tourne en moyenne autour d’une heure. Si je laisse si peu de place à la fantaisie dans le sport c’est que j’ai besoin de repères. Me sentir en confiance dans le parcours m’aide à me concentrer sur la performance. De même pour la course à pied, impossible de courir au hasard des rues. Il me faut un parcours défini me permettant de contrôler mon rythme, ma respiration, mes foulées.

Au bout de quelques longueurs, j’ai déjà doublé la plupart des autres nageurs. Le gros monsieur en maillot rouge qui s’obstine à nager le dos crawlé m’agace. Il est d’une lenteur horripilante et ne cesse de faire des écarts, si bien que je crains un impact à chaque fois que je le dépasse. Ne voit-il pas qu’il gêne ?

Je reporte mon attention sur le monde liquide qui m’enveloppe pour me calmer. Les derniers rayons de soleil de la journée font étinceler la mosaïque jaune et bleue qui recouvre les parois du bassin. On aurait presque envie de plonger pour cueillir un précieux carreau. Mais il perdrait tout enchantement sitôt sorti de l’eau illuminée. Rien n’est jamais aussi beau que dans son environnement naturel. Autour de moi, des centaines de petites bulles se hâtent de rejoindre la surface où elles explosent avec un doux crépitement. Elles me rappellent le mythe du suicide collectif des lemmings, que j’ai du découvrir dans un livre ou un film. Selon la croyance populaire,  ces petits rongeurs se suicideraient en masse lors de leurs migrations. En réalité, ils tombent des falaises ou dans des étangs durant des bousculades dues à leur grand nombre. Mais le mythe demeure. Peut être cette comparaison morbide surgit-elle si spontanément du fait de mon histoire familiale. Tout commence avec l’arrière grand-père, mort noyé dans la Loire en tentant de sauver la correspondante anglaise de sa fille. Elle réussit à regagner la rive, mais lui est emporté par un courant. Une vie contre une autre, tel un épisode de la mythologie grecque. Ma grand-mère n’avait que seize ans. Quelques années plus tard, elle manque de perdre son mari. Comme chaque été, la famille est en vacances à la Baule, et mon grand-père part se baigner. Au bout d’un moment, ne le voyant pas revenir, ils commencent à s’inquiéter et partent à sa recherche. C’est un des enfants qui découvre son corps inanimé sur le sable. Heureusement, l’homme en train de bronzer à quelques mètres de là est médecin et accourt pour le réanimer. Petite, je me demandais si grand-mère n’aurait pas été maudite par un démon marin. Pas de noyade du côté paternel, mais nous avons dispersé les cendres de Papi dans la Méditerranée afin qu’il retrouve enfin l’Algérie, son pays natal, en paix.

Le gros monsieur, qui a fini sa longueur quelques secondes avant moi, me laisse passer avec un sourire. Il sait que j’en ai marre de le doubler. Merci monsieur, mon hostilité s’estompe. Après tout, il n’y peut rien s’il est si lent, je devrais respecter ses efforts. Coup d’oeil à la pendule : une demi heure s’est écoulée, il faut maintenir l’allure. Je me hisse sur le bord pour avaler quelques gorgées d’eau avant de replonger. Après cette brève trêve terrestre, l’eau est encore plus douce qu’au premier contact. J’effectue des mouvements amples et précis qui me propulsent efficacement et  m’emplissent d’un sentiment de puissance. Ici, je conquiers peu à peu l’élément, alors que dans la course, j’ai plutôt l’impression que c’est la terre qui me soumet à sa volonté. Et contrairement au rythme brut des foulées qui inhibe mon esprit, la fluidité de l’eau laisse couler librement mes pensées. Autre avantage notable : on ne sent ni ne ressent la transpiration dans la piscine. La course à pied doit avoir les oreilles qui sifflent en ce moment. Et la piscine doit être remplie de sueur, dont celle du gros monsieur en maillot rouge. N’y pensons pas.

La nuit est tombée. Les lumières du plafond s’éteignent et les projecteurs bleus amarrés aux parois de la piscine s’enclenchent. Nous voilà plongés dans une atmosphère complètement différente. Comme si nous étions passés en quelques secondes de la surface rassurante de la mer aux obscurs fonds marins remplis de mystérieuses créatures. J’attends toujours ce moment avec impatience, car dans cette pénombre bleutée qui ne laisse guère de visibilité, chacun se retrouve seul avec soi-même. On ne distingue plus la corpulence, la couleur du maillot, où la taille des lunettes. Les autres sont des ombres qui nous frôlent dans un froissement liquide avant de disparaitre.

« Étrange que l’eau m’ait amenée à penser à la mort », me dis-je en entamant une série de brasse, plus propice à la réflexion. On dit bien « pas de vie sans eau ». Je repense à la Méditerranée, aux bains de mer pris chaque été depuis que je suis née. Je les ai toujours accueillis comme une renaissance, une purification du corps et de l’âme. Ce n’est pas tout à fait vrai : à l’adolescence je ne supportais pas que le sel et le sable me collent à la peau. Et il y a eu l’épisode de la fontaine. La tradition de mon collège d’Aix en Provence voulait qu’un fois les épreuves du brevet terminées, les 3èmes aillent se baigner dans la fontaine des quatre dauphins.  C’est un garçon de ma classe qui m’y avait jetée, malgré mais protestations aigus. S’étaient alors déclenchés tous les flashs des touristes japonais, incrédules face à leur chance d’assister à une vraie scène de vie française. Je ne portais pas encore de soutien-gorge, et avais du cacher mes tétons, honteusement visibles sous mon débardeur beige, avec de longues mèches de cheveux. L’eau a ainsi marqué mon passage du collège au lycée, le début d’une nouvelle ère où j’allais connaître de grands changements.

Je me félicite en silence : « Tu vois, tu as réussi à équilibrer tes réflexions. »

Pour les deux dernières longueurs de la séance, je fais le vide dans ma tête et pousse ma vitesse au maximum. Mon corps, galbé dans un maillot noir, me donne une certaine fierté lorsque je sors du bassin.

Sur le chemin du retour, une longue montée suivie d’un petit bout de chemin en descente, je me demande s’il y a déjà eu des études sur ce à quoi pensent les gens quand ils font du sport. Découvrirait-on une concordance entre natation et réflexions sur la mort ? Sans doute pas. La seule chose qu’on puisse déduire de mon expérience aquatique est que ces pensées surgissent à n’importe quel moment. Qu’on soit seul ou accompagné, dans l’air ou dans l’eau, comblé ou déprimé, la mort vient toquer quand bon lui semble. « Bonjour, ça faisait un moment que tu n’avais pas pensé à moi ! » Comme un ex chiant qui refuse de lâcher l’affaire et refait surface quand on croit s’être enfin débarrassé de lui. Parfois, ça me déclenche des crises de panique. « Ça veut dire quoi être mort ? », « Comment c’est possible qu’un jour je n’existe plus ? », « Y aura-t-il une fin au monde ? », « Et sinon, l’éternité ? Mais qu’est ce que c’est l’éternité ? », « Si le paradis existe, ça voudrait dire vivre pour toujours ? Mais c’est tout aussi affreux ! » Rien que d’écrire ces quelques questions, mon coeur se met à battre de plus en plus vite, me suppliant de replonger la tête dans le sable. C’est pour l’instant la seule solution que j’ai trouvée au problème : éviter de trop y penser. Plus jeune, j’étais prise de sanglots incontrôlables et courrais me réfugier dans le lit de mes parents pour qu’ils me rassurent. J’espère qu’avec le temps, je découvrirai une façon d’être plus sereine quand elle vient m’importuner. Plutôt que de tirer les rideaux et me terrer dans le noir en attendant qu’elle arrête de sonner. Voilà une idée : je pourrais questionner mon entourage, répertorier les meilleures techniques, et édifier un petit guide. Je serais curieuse de connaître celles du gros monsieur en maillot rouge. Dompter son angoisse de la mort, Pour les nuls.

 

Marie Perez

Réchauffer la terre

bled-3 ©Alizée Gau

Une foulée après l’autre sur le sol craquelé. L’après-midi touche à sa fin, et l’herbe éparse rutile encore de givre.

Il est des régions de la terre, autour de ce lac, qui ne reçoivent jamais la lumière du soleil. Du moins, pas en hiver. Sur ces espaces, le temps s’est arrêté, comme l’aiguille d’une horloge se couvrirait de givre. La Nature s’est figée, cryogénie forcée dans l’attente du printemps. Les branches des tilleuls et les aiguilles des sapins ont cessé de frissonner au vent, enveloppées d’un voile blanc merveilleux. Chaque pierre, chaque brindille a perdu de sa banalité, nimbées dans une blancheur extraordinaire. Les flaques d’eau solidifiées ont conservé la pureté d’un ruisseau, et l’on y compte encore les feuilles d’automne emprisonnées. Sous ce miroir, les graviers ordinaires patientent comme un million d’humains.

Une foulée après l’autre à travers cette forêt de givre, la peau et les oreilles à vif, à l’écoute du moindre diamant qui viendrait à tomber d’une branche. Impossible de mesurer le temps qui passe dans ce sas atemporel. Le froid saisit d’abord, puis on s’y habitue. L’extrémité des doigts et des orteils s’engourdissent à leur tour. Si l’on marche d’un bon pas, le corps produit sa propre chaleur et maintient les membres en éveil. Que l’on s’arrête une fois, un peu trop longtemps, pour laisser libre court à son regard émerveillé : déjà, l’épiderme proteste sous ses épaisses couches de laine, et l’on devient très vite un être étranger à ce monde. Un corps faible mais vivant dans cet espace grandiose et mort. On reprend la route et l’on observe encore, mais tout en marchant. La beauté dans certains cas est hostile à la vie, malgré ses apparences féériques et trompeuses. Peut-être pour cela fascine-t-elle d’autant plus, du moment qu’on s’y meut en observateur passager.

Alizée Gau

Némésis

Je me suis réveillé à cinq heure, un dragon sur la tête de lit. Il me regardait avec compassion, calme. Ses ailes vibraient par instant, comme pour chasser le silence.

Malgré la pénombre de la chambre je pouvais distinguer le violet et le rouge de ses écailles. J’étais bien réveillé. Il dégageait de la chaleur, cette chaleur douce et enveloppante des feux de cheminée. Je suis resté plusieurs minutes à le regarder. Je le reconnaissais et il le savait, tout satisfait de son effet, presque amusé. Puis son attitude a glissé vers une forme de tristesse. Nous avons partagé ce sentiment. J’aurais voulu être surpris de le voir, mais j’y étais en fait résigné depuis plusieurs jours. Je le savais dormant, je le croyais d’un sommeil plus lourd. L’odeur de nourriture l’aura réveillé, sûrement. Sans voix, sans bruit, nous avons dialogué.

Il me demande où il est. Il ne connaît pas cet endroit. Je m’en amuse et ne lui répond pas. Alors il ajoute qu’il sait pourquoi il est là, et qu’il sait que je sais pourquoi il est là. Je souris, il répond d’un léger mouvement de satisfaction. Nous nous comprenons comme de vieux complices, comme de vieux ennemis respectueux. Mon Némésis. Je roule sur le dos, je tente de ne lui prêter aucune autre attention, je sens sa chaleur au-dessus de ma tête. Nous ne nous disons plus rien. Le bruissement saccadé de ses ailes me tient captif de l’instant. Je lui demande pourquoi, un pourquoi rhétorique, je lui demande pourquoi derechef. Il joue avec les silences, joue les sages, sur sa montagne. Il ne sait pas, et s’en moque. Je me retourne vers lui pour constater qu’il a rapetissé, que sa couleur s’est ternie. Le sait-il ? J’y vois un renversement de situation. Je lui lance qu’il ne gâchera pas la suite de mon histoire, orgueilleux me répond-il, fière et déterminé rétorquai-je. Alors cesse de me nourrir, murmure-t-il en s’effaçant.

La chaleur a alors fait place à une odeur étrange, indéterminée, simplement remarquable.

Je n’ai pas la sensation de victoire attendue car l’expérience me dit que ce n’est pas terminé. Il se nourris de ma violence intérieure, celle dont je suis seul responsable. Il ne tient qu’à moi de ne pas le voir revenir. Mes armes sont frappées du sceau de la détermination, orne d’un papillon beige, animal rassurant. Je ferme les yeux en pensant à lui, espérant me rendormir. Mon esprit court parmi les herbes d’un parc urbain. Mon papillon vole autour de moi, m’effleure parfois, puis se pose sur mon épaule. Le temps est radieux, nous sommes seuls dans une foule de gens flânant dans les allers. Je ne suis plus sûr d’être là. Où sommes-nous réellement ? C’est vrai qu’il est rassurant.

Hugo Venturini

Principe de réalité

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Etrange voyage, que celui de franchir l’impensable.

On s’y croit préparé : nos héros de papier, nos stars de cinéma, et même un jour, notre fantaisie, nous ont conduit plus d’une fois dans des mondes fictifs où les bons et les méchants s’affrontent sur les murs d’une chambre, les écrans télévisés, ou les parois de notre esprit.

Monde réel et mondes imaginaires se côtoient un temps et jouent à mélanger leurs ombres. Puis vient le jour où on nous explique, et où nous apprenons nous-même à distinguer le réel de son contraire. Notre esprit en quête de vérités s’ordonne et apprend à classer l’information en deux subdivisions, Réel et Irréel. Nous restons attachés à nos anciens mondes et ne nous privons pas d’y remettre les pieds. Mais nous savons désormais qu’il s’agit là d’une escapade. Quant aux angoisses de liquéfaction, de monstres, et autres chimères maléfiques, elles s’atténuent aussi au fur et à mesure que les esprits grandissent. Nous raisonnons entre les ombres de notre chambre et apprenons à discuter sans crainte avec la nuit. Adultes, nous nous pensons désormais aptes distinguer ce qui est possible, de ce qui ne l’est pas. Seuls les amoureux, les poètes et les fous transgresseraient à cette règle, dit-on.

Ma première expérience de la relativité de ce qu’on juge plausible fut éminemment troublante, du haut de mes sept ans. Du point de vue d’un sédentaire, j’ai vécu une enfance hors-norme, vivant sur un voilier jusqu’à l’âge de dix ans. L’itinérance était le quotidien de ma famille, la mer notre jardin, nos voisins, d’autres navigateurs. Rien ne me paraissait alors plus normale que de changer de pays comme on change de chemise, d’envoyer chaque trimestre mes devoirs par la poste, ou de porter par défaut un simple maillot de bain. A chaque retour en France lors des fêtes de Noël, les collants opaques qui compressait si curieusement les muscles, l’eau chaude coulant plusieurs heures durant ou la chasse d’eau qui fonctionnait toute seule, m’émerveillaient. Je me souviens d’une curieuse discussion un jour avec une petite fille de mon âge : nous présentant l’une à l’autre, j’expliquais être de passage en France, et vivre la plupart du temps sur un bateau, en général dans des pays tropicaux où je n’avais école que le matin. La petite fille me toisa avec méfiance avant de décréter qu’elle ne me croyait pas. Abasourdie, je tentai de la convaincre, invoquant les exemples de mon quotidien. Mais elle secoua la tête, car son verdict était déjà tombé. Je ressenti alors un mélange de frustration et de tristesse, face à ce mur de scepticisme qui séparait mon univers du sien.

Cette anecdote rappelle que ce qui se conçoit bien, se vit avant tout et que nos expériences de vie façonnent notre conception de ce qui est ou non possible. Beaucoup d’encre a coulé à ce sujet pour enjoindre d’aucun à repousser ses frontières psychologiques. Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait, dit l’un. Ceux qui croient que c’est impossible sont priés de ne pas déranger ceux qui essayent, ajoute un autre… C’est là le penchant merveilleux de l’impensable, celui que nos yeux d’adultes perdent parfois de vue en apprenant à distinguer trop vite, trop tôt, trop radicalement, ce qui est possible, de ce qui ne l’est pas, sans nuances ni entre-deux.

L’horreur et le merveilleux sont les deux faces d’une même pièce, soumises aux mêmes évolutions de l’enfance à l’âge adulte. De même, tout récit trop effrayant ou sordide pour être réel, sera parfois ignoré. Quand les premiers réfugiés bosniens arrivés à Sarajevo racontèrent l’horreur de leur persécution au cœur des Balkans dans les années 1990, la presse internationale garda d’abord le silence sur ces crimes de guerre. Interdit de séjour dans les zones sinistrées, les journalistes dans l’incapacité de vérifier les faits de leurs yeux peinaient à croire en l’atrocité de ces témoignages, tant ils semblaient inconcevables, en Europe à cette époque.

Dans une bien moindre mesure, une expérience personnelle très éprouvante m’a amené un jour à reconsidérer cette frontière : une nuit au cours d’un voyage à l’étranger, une amie et moi-même avons perdu pendant trois heures notre liberté. Sur une erreur d’identité, trois hommes cagoulés nous ont d’abord prises en otage avant de nous laisser repartir. Quand j’y repense aujourd’hui, cette histoire me semble tout à fait irréelle, et dans ma mémoire, elle se voile déjà d’un halo de brume. La peur bien réelle que nous éprouvions, cette peur qui laisse la peau à vif et maintient l’esprit dans un état d’alerte suraiguë, nous rappelait seulement que nous ne rêvions pas. Le souvenir le plus palpable qu’il me reste est celui d’un instant de répit, les yeux levés dans la pénombre où le ciel, si paisible, semblait maillé d’un million d’étoiles. Et ces quelques minutes de silence, interrompues ici ou là par le bruit distant d’une voiture qui passait sur la nationale. Un bruit de civilisation rassurant et absurde de normalité, si proche, et désespérément loin.

Les images s’effacent, mais une sensation reste : celle d’une frontière ténue qui a été franchie ce soir-là, de l’irréel devenu possible, et palpable. Peut-être suis-je chanceuse, ou ai-je une disposition d’esprit particulièrement positive : je ne garde de cette expérience aucune angoisse ou autres séquelle psychologique, mais plutôt, un immense sentiment de soulagement face à l’horreur touchée du doigt et aussitôt disparue, qui est le quotidien de beaucoup d’autres. Face à cette réalité-là qui me semble aujourd’hui moins fictive, une question me taraude : comment reviennent les personnes restées trop longtemps de l’autre côté, si tant est qu’elles y parviennent ?

Etrange voyage, que celui de franchir l’impensable.

 

Alizée Gau

Un pied-de-nez à la réalité

Putain, déjà 23 ans … C’est ouf comme la vie s’accélère au fur et à mesure qu’elle passe. J’ai l’impression d’avoir eu 18 ans hier. Pour la première fois de ma vie, mon anniversaire me laisse un goût amer dans la bouche. J’ai comme l’impression que la vie est en train de lentement m’abrutir et de m’entraîner inéluctablement dans sa danse absurde. Je repense à une idée que l’on avait eue avec un pote à moi, Adrien, quelques mois auparavant. Pourquoi pas monter le Mont Blanc ? Lire la suite

30 minutes d’attente

Quelle chance d’avoir été choisie ! Le sourire rayonnant, elle passait en revue ses tenues, des plus formelles aux moins probables, des plus chamarrées aux plus discrètes. Trop suggestive, trop abîmée, trop colorée, elle envisagea une seconde fois cette robe, avec ce chemisier ? Sans chemisier, mais avec quels souliers ? Les essais ne se firent pas attendre. Sa mère avait un avis attendu, sans encouragement pour la surprise, sans enthousiasme pour le contre-pied. Son père ne disait rien. Figé dans un coin de la pièce, la main sur la commode, il attendait que son choix s’arrête, il donnerait alors son avis, si on le lui demandait. Elle ne le demanda pas. Lui avait-elle déjà demandé, il ne le savait plus, et d’un coup le temps lui parut passer trop vite. Elle grandissait et inéluctablement s’éloignait. Il fut pris d’un vague vertige, mais comme à son habitude il resta impassible, solide croyait-il, désintéressée pensaient-elles.

Le chemin vers le studio était lui aussi sans surprise, connu de tous. Saluer la voisine, puis les commerçants, l’ordre ne changeait pas, les gestes et les paroles non plus, mais aujourd’hui ils avaient une autre saveur. Son pas était sautillant, et son sourire radieux, elle ne voyait pas que son père trainait, marchant en retrait de sa mère et elle. Il essayait sans succès de les faire ralentir. Elle ne lui prêtait aucune attention, et sa mère la suivait.

Le seuil à peine franchi, ils furent dirigés vers un salon de fortune aménagé pour l’occasion dans un coin de la pièce principale. Elle préféra rester debout quand son père et sa mère prirent place sur un canapé au cuir esquinté. Leur tour vint, elle senti son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Ils avancèrent vers la voiture. Elle était calée dans le champ du daguerréotype, pour l’occasion, elles n’avaient plus qu’à prendre la pose. La frustration était perceptible sur le visage du père, il ignorait pourquoi il devait se tenir à l’écart, mais continuait de feindre la compréhension.

La main sur le capot, il attendit que la photo fût prise. Tout dans son attitude exprimait l’impatiente. Malgré ses efforts pour faire plaisir à sa femme et sa fille, son regard trahissait le mépris qu’il avait pour tout ce que ce moment représentait à ses yeux. Il soufflait, discrètement selon lui, tapotait nerveusement son paquet de cigarette au travers de sa poche, redressait le col de sa veste et reprenait la pose, la main sur le capot. Il aurait pu être sur cette photo. Ah ces idées qui envahissaient sa maison, sa propre maison. Il aurait dû être sur cette photo. Il avait paru si naturel qu’il n’y serait pas qu’il n’avait pas insisté pour y être, et c’était maintenant trop tard. L’enthousiasme de sa fille lui avait fait oublié ce détail pourtant fondamental, il ne serait pas présent sur ce qui constituerait sûrement la seule trace de leur passage. La seule, il le savait, il en était sûr à présent. Et la berline était rutilante, il aurait tellement voulu poser à côté de cette auto, faire partie du casting, accrocher l’image bien en vue dans son atelier, en face de la porte d’entrée, pour qu’aucun visiteur ne la rate. Il aurait été complimenté, il aurait aimé ça. Ses pieds soulevèrent de la poussière, et sa main repris sa place, sur le capot. Il attendit que la photo fût prise, et il remercia chaleureusement son auteur. Sa fille était heureuse. Son regard mêlait satisfaction et impatiente. Il fallait maintenant attendre le développement. Elle projetait déjà de l’accrocher dans sa chambre, en face de la porte pour que personne ne la rate.

Hugo Venturini

Le visage humain de la crise des réfugiés

Il est midi, et le soleil bat le pavé au Pirée, le port d’Athènes, en ce 1er Avril 2016. Au détour d’une tente, Assam m’arrête, me salut : « My friend! I missed you, where were you last night? » s’écrie-t-il, tout en me serrant la main vigoureusement. Hier soir ? J’étais dans le centre d’Athènes, dans un squat où vivent quelques familles Syriennes. Lire la suite

Non

Il est des non qui disent non.
Il est des non qui disent oui.
Je ne connais pas les femmes.

Les non espiègles qui disent « plus tard », les non graves qui disent « jamais ». Il est des non retenus ou échappés qui confessent le plaisir.

Les non silencieux, la non réponse, brille de mille feux dans ta bouche restée close, sur ces lèvres que je voudrais voir bouger. Lire la suite