Plongée en eaux troubles

« La naissance et la mort sont comme des bulles sur leau » Râmakrishna

 

La piscine n’est pas trop bondée ce soir. Mais ne nous emballons pas, elle pourrait très bien se remplir d’ici une demi heure quand une nouvelle vague d’employés quittera le bureau. Je choisis une voie où la vitesse semble convenable. Des panneaux indiquent les différents niveaux mais ils sont rarement respectés. Je resserre ma queue de cheval, ajuste mes lunettes bleues et saute dans l’eau tiède. Mon schéma de natation ne change jamais : deux longueurs de brasse, deux longueurs de crawl, et ainsi de suite jusqu’à avoir accompli deux kilomètres. La routine débute toujours avec la brasse pour me mettre en jambe. Toutes les vingt longueurs, c’est-à-dire tous les 500 mètres, je m’accorde une petite pause de quelques minutes pour boire et souffler. Ça permet d’éviter les crampes. Seule la durée de la séance varie légèrement en fonction de mon état physique, mais je tourne en moyenne autour d’une heure. Si je laisse si peu de place à la fantaisie dans le sport c’est que j’ai besoin de repères. Me sentir en confiance dans le parcours m’aide à me concentrer sur la performance. De même pour la course à pied, impossible de courir au hasard des rues. Il me faut un parcours défini me permettant de contrôler mon rythme, ma respiration, mes foulées.

Au bout de quelques longueurs, j’ai déjà doublé la plupart des autres nageurs. Le gros monsieur en maillot rouge qui s’obstine à nager le dos crawlé m’agace. Il est d’une lenteur horripilante et ne cesse de faire des écarts, si bien que je crains un impact à chaque fois que je le dépasse. Ne voit-il pas qu’il gêne ?

Je reporte mon attention sur le monde liquide qui m’enveloppe pour me calmer. Les derniers rayons de soleil de la journée font étinceler la mosaïque jaune et bleue qui recouvre les parois du bassin. On aurait presque envie de plonger pour cueillir un précieux carreau. Mais il perdrait tout enchantement sitôt sorti de l’eau illuminée. Rien n’est jamais aussi beau que dans son environnement naturel. Autour de moi, des centaines de petites bulles se hâtent de rejoindre la surface où elles explosent avec un doux crépitement. Elles me rappellent le mythe du suicide collectif des lemmings, que j’ai du découvrir dans un livre ou un film. Selon la croyance populaire,  ces petits rongeurs se suicideraient en masse lors de leurs migrations. En réalité, ils tombent des falaises ou dans des étangs durant des bousculades dues à leur grand nombre. Mais le mythe demeure. Peut être cette comparaison morbide surgit-elle si spontanément du fait de mon histoire familiale. Tout commence avec l’arrière grand-père, mort noyé dans la Loire en tentant de sauver la correspondante anglaise de sa fille. Elle réussit à regagner la rive, mais lui est emporté par un courant. Une vie contre une autre, tel un épisode de la mythologie grecque. Ma grand-mère n’avait que seize ans. Quelques années plus tard, elle manque de perdre son mari. Comme chaque été, la famille est en vacances à la Baule, et mon grand-père part se baigner. Au bout d’un moment, ne le voyant pas revenir, ils commencent à s’inquiéter et partent à sa recherche. C’est un des enfants qui découvre son corps inanimé sur le sable. Heureusement, l’homme en train de bronzer à quelques mètres de là est médecin et accourt pour le réanimer. Petite, je me demandais si grand-mère n’aurait pas été maudite par un démon marin. Pas de noyade du côté paternel, mais nous avons dispersé les cendres de Papi dans la Méditerranée afin qu’il retrouve enfin l’Algérie, son pays natal, en paix.

Le gros monsieur, qui a fini sa longueur quelques secondes avant moi, me laisse passer avec un sourire. Il sait que j’en ai marre de le doubler. Merci monsieur, mon hostilité s’estompe. Après tout, il n’y peut rien s’il est si lent, je devrais respecter ses efforts. Coup d’oeil à la pendule : une demi heure s’est écoulée, il faut maintenir l’allure. Je me hisse sur le bord pour avaler quelques gorgées d’eau avant de replonger. Après cette brève trêve terrestre, l’eau est encore plus douce qu’au premier contact. J’effectue des mouvements amples et précis qui me propulsent efficacement et  m’emplissent d’un sentiment de puissance. Ici, je conquiers peu à peu l’élément, alors que dans la course, j’ai plutôt l’impression que c’est la terre qui me soumet à sa volonté. Et contrairement au rythme brut des foulées qui inhibe mon esprit, la fluidité de l’eau laisse couler librement mes pensées. Autre avantage notable : on ne sent ni ne ressent la transpiration dans la piscine. La course à pied doit avoir les oreilles qui sifflent en ce moment. Et la piscine doit être remplie de sueur, dont celle du gros monsieur en maillot rouge. N’y pensons pas.

La nuit est tombée. Les lumières du plafond s’éteignent et les projecteurs bleus amarrés aux parois de la piscine s’enclenchent. Nous voilà plongés dans une atmosphère complètement différente. Comme si nous étions passés en quelques secondes de la surface rassurante de la mer aux obscurs fonds marins remplis de mystérieuses créatures. J’attends toujours ce moment avec impatience, car dans cette pénombre bleutée qui ne laisse guère de visibilité, chacun se retrouve seul avec soi-même. On ne distingue plus la corpulence, la couleur du maillot, où la taille des lunettes. Les autres sont des ombres qui nous frôlent dans un froissement liquide avant de disparaitre.

« Étrange que l’eau m’ait amenée à penser à la mort », me dis-je en entamant une série de brasse, plus propice à la réflexion. On dit bien « pas de vie sans eau ». Je repense à la Méditerranée, aux bains de mer pris chaque été depuis que je suis née. Je les ai toujours accueillis comme une renaissance, une purification du corps et de l’âme. Ce n’est pas tout à fait vrai : à l’adolescence je ne supportais pas que le sel et le sable me collent à la peau. Et il y a eu l’épisode de la fontaine. La tradition de mon collège d’Aix en Provence voulait qu’un fois les épreuves du brevet terminées, les 3èmes aillent se baigner dans la fontaine des quatre dauphins.  C’est un garçon de ma classe qui m’y avait jetée, malgré mais protestations aigus. S’étaient alors déclenchés tous les flashs des touristes japonais, incrédules face à leur chance d’assister à une vraie scène de vie française. Je ne portais pas encore de soutien-gorge, et avais du cacher mes tétons, honteusement visibles sous mon débardeur beige, avec de longues mèches de cheveux. L’eau a ainsi marqué mon passage du collège au lycée, le début d’une nouvelle ère où j’allais connaître de grands changements.

Je me félicite en silence : « Tu vois, tu as réussi à équilibrer tes réflexions. »

Pour les deux dernières longueurs de la séance, je fais le vide dans ma tête et pousse ma vitesse au maximum. Mon corps, galbé dans un maillot noir, me donne une certaine fierté lorsque je sors du bassin.

Sur le chemin du retour, une longue montée suivie d’un petit bout de chemin en descente, je me demande s’il y a déjà eu des études sur ce à quoi pensent les gens quand ils font du sport. Découvrirait-on une concordance entre natation et réflexions sur la mort ? Sans doute pas. La seule chose qu’on puisse déduire de mon expérience aquatique est que ces pensées surgissent à n’importe quel moment. Qu’on soit seul ou accompagné, dans l’air ou dans l’eau, comblé ou déprimé, la mort vient toquer quand bon lui semble. « Bonjour, ça faisait un moment que tu n’avais pas pensé à moi ! » Comme un ex chiant qui refuse de lâcher l’affaire et refait surface quand on croit s’être enfin débarrassé de lui. Parfois, ça me déclenche des crises de panique. « Ça veut dire quoi être mort ? », « Comment c’est possible qu’un jour je n’existe plus ? », « Y aura-t-il une fin au monde ? », « Et sinon, l’éternité ? Mais qu’est ce que c’est l’éternité ? », « Si le paradis existe, ça voudrait dire vivre pour toujours ? Mais c’est tout aussi affreux ! » Rien que d’écrire ces quelques questions, mon coeur se met à battre de plus en plus vite, me suppliant de replonger la tête dans le sable. C’est pour l’instant la seule solution que j’ai trouvée au problème : éviter de trop y penser. Plus jeune, j’étais prise de sanglots incontrôlables et courrais me réfugier dans le lit de mes parents pour qu’ils me rassurent. J’espère qu’avec le temps, je découvrirai une façon d’être plus sereine quand elle vient m’importuner. Plutôt que de tirer les rideaux et me terrer dans le noir en attendant qu’elle arrête de sonner. Voilà une idée : je pourrais questionner mon entourage, répertorier les meilleures techniques, et édifier un petit guide. Je serais curieuse de connaître celles du gros monsieur en maillot rouge. Dompter son angoisse de la mort, Pour les nuls.

 

Marie Perez

2 réflexions sur “Plongée en eaux troubles

  1. « Questionner nos erreurs et douleurs, pour mieux comprendre nos forces et armes…Mourir ou vivre n’est pas important, mais c’est savoir pourquoi on est là » de Agathe Djokam inspirée de ce magnifique texte Plongée en eaux troubles

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