30 minutes d’attente

Quelle chance d’avoir été choisie ! Le sourire rayonnant, elle passait en revue ses tenues, des plus formelles aux moins probables, des plus chamarrées aux plus discrètes. Trop suggestive, trop abîmée, trop colorée, elle envisagea une seconde fois cette robe, avec ce chemisier ? Sans chemisier, mais avec quels souliers ? Les essais ne se firent pas attendre. Sa mère avait un avis attendu, sans encouragement pour la surprise, sans enthousiasme pour le contre-pied. Son père ne disait rien. Figé dans un coin de la pièce, la main sur la commode, il attendait que son choix s’arrête, il donnerait alors son avis, si on le lui demandait. Elle ne le demanda pas. Lui avait-elle déjà demandé, il ne le savait plus, et d’un coup le temps lui parut passer trop vite. Elle grandissait et inéluctablement s’éloignait. Il fut pris d’un vague vertige, mais comme à son habitude il resta impassible, solide croyait-il, désintéressée pensaient-elles.

Le chemin vers le studio était lui aussi sans surprise, connu de tous. Saluer la voisine, puis les commerçants, l’ordre ne changeait pas, les gestes et les paroles non plus, mais aujourd’hui ils avaient une autre saveur. Son pas était sautillant, et son sourire radieux, elle ne voyait pas que son père trainait, marchant en retrait de sa mère et elle. Il essayait sans succès de les faire ralentir. Elle ne lui prêtait aucune attention, et sa mère la suivait.

Le seuil à peine franchi, ils furent dirigés vers un salon de fortune aménagé pour l’occasion dans un coin de la pièce principale. Elle préféra rester debout quand son père et sa mère prirent place sur un canapé au cuir esquinté. Leur tour vint, elle senti son cœur battre plus fort dans sa poitrine. Ils avancèrent vers la voiture. Elle était calée dans le champ du daguerréotype, pour l’occasion, elles n’avaient plus qu’à prendre la pose. La frustration était perceptible sur le visage du père, il ignorait pourquoi il devait se tenir à l’écart, mais continuait de feindre la compréhension.

La main sur le capot, il attendit que la photo fût prise. Tout dans son attitude exprimait l’impatiente. Malgré ses efforts pour faire plaisir à sa femme et sa fille, son regard trahissait le mépris qu’il avait pour tout ce que ce moment représentait à ses yeux. Il soufflait, discrètement selon lui, tapotait nerveusement son paquet de cigarette au travers de sa poche, redressait le col de sa veste et reprenait la pose, la main sur le capot. Il aurait pu être sur cette photo. Ah ces idées qui envahissaient sa maison, sa propre maison. Il aurait dû être sur cette photo. Il avait paru si naturel qu’il n’y serait pas qu’il n’avait pas insisté pour y être, et c’était maintenant trop tard. L’enthousiasme de sa fille lui avait fait oublié ce détail pourtant fondamental, il ne serait pas présent sur ce qui constituerait sûrement la seule trace de leur passage. La seule, il le savait, il en était sûr à présent. Et la berline était rutilante, il aurait tellement voulu poser à côté de cette auto, faire partie du casting, accrocher l’image bien en vue dans son atelier, en face de la porte d’entrée, pour qu’aucun visiteur ne la rate. Il aurait été complimenté, il aurait aimé ça. Ses pieds soulevèrent de la poussière, et sa main repris sa place, sur le capot. Il attendit que la photo fût prise, et il remercia chaleureusement son auteur. Sa fille était heureuse. Son regard mêlait satisfaction et impatiente. Il fallait maintenant attendre le développement. Elle projetait déjà de l’accrocher dans sa chambre, en face de la porte pour que personne ne la rate.

Hugo Venturini

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